Don Camillo et Peppone


Un Catholique – prêtre de surcroît – qui parle de la famille, cela fleure bon les débats d’antan : Voilà que le porte-drapeau des puritains s’en va t’en guerre contre les acquis de mai ‘68 ! Rien de tel pour réactiver la méfiance de ceux qui se veulent du camp idéologique adverse: « Les Croisés de la famille se mettent en ordre de combat. Aux armes, libres-penseurs ! Défendons les acquis de la révolution sexuelle !»

Je refuse d’entrer dans pareil scenario. Par peur de la controverse ? Parce que je cherche à endormir la vigilance de possibles adversaires de par un consensualisme tiède et confortable ? Je ne pense pas.


Si la guerre des tranchées idéologiques me fatigue, c’est parce que je la trouve stérile. Elle fleure trop bon les folkloriques joutes entre Peppone et Don Camillo. Quelle utilité cela a-t-il de faire jouer à chacun sa partition prémâchée dans un vaste pantomime ? Evidemment, cela rassure parce que le scenario est figé et nous dispense de nous poser la question qui dérange : L’effritement de la stabilité familiale a-t-il un effet néfaste sur la santé mentale de notre jeunesse? Si oui, que peut-on faire concrètement pour corriger cela?

Ethique des religions. Ethique du politique.


Nous vivons dans un Etat laïc, soit un Etat qui récuse toute confusion entre les convictions philosophico-religieuses et l’action publique. Une des nombreuses raisons qui ont poussé nos démocraties à faire le choix de la laïcité, est le fait que l’Etat et les religions (ou philosophies laïques) entretiennent un rapport différent à l’éthique. En effet, le domaine du politique diverge de celui du religieux par un dosage différent entre l’Ethique de responsabilité et l’Ethique de conviction (ces termes sont du sociologue Max Weber).


L’Ethique de conviction est l’éthique prônée au nom d’un idéal de vie. Cette éthique est première dans le domaine des convictions philosophico-religieuses. Ainsi, c’est au nom de sa « conviction » qu’un Catholique défendra l’idéal du mariage hétérosexuel, unique, indissoluble et ouvert aux enfants. S’il sait qu’un tel modèle de vie en couple n’est plus sociologiquement dominant en Occident, il n’en demeure pas moins convaincu que cet idéal propose la forme de mariage la plus favorable au déploiement humain. Notre système démocratique rend possible que cette éthique de conviction soit connue de tous, mais la laïcité politique empêche de l’imposer à l’encontre des lois démocratiquement votées. Tout au plus – dans les cas où cela ne lèse pas le bon fonctionnement de l’ordre public – ce Catholique pourra-t-il faire valoir un droit à l’objection de conscience, afin de ne pas devoir se soumettre à des lois lésant gravement sa conscience.


A côté de l’éthique de conviction existe une Ethique de responsabilité. Comme son nom l’indique, pareille éthique ne se fonde pas sur des convictions intimes, mais sur une responsabilité concrète à assumer. Elle ne part pas tant d’un idéal à défendre, que de considérations d’ordre pragmatique. Dans la gestion des affaires publiques, c’est ce type d’éthique qui prime. Les lois sont faites et votées par les représentants du peuple. Elles se doivent de répondre aux demandes et souhaits des électeurs. Ainsi, il s‘agit pour les pouvoir publics de gérer au mieux la dimension familiale telle qu’elle se vit concrètement dans la société d’aujourd’hui : avec ses divorces, ses couples homosexuels et ses familles recomposées.


Pas de religion sans responsabilité. Pas de politique sans conviction.


Malgré la primauté de l’éthique de conviction au sein des religions (ou philosophies laïques), celles-ci ne peuvent complètement éluder les questions que posent l’Ethique de responsabilité. Que faire pour gérer un cas concret qui sort de l’idéal prôné ? Ainsi, les catholiques d’aujourd’hui ne peuvent pas ne pas tenir compte du divorce ou de l’homosexualité. Que faire avec les divorcés dans l’Eglise ? Comment traiter les couples homosexuels ? Ce sont là des questions que le Catholique doit se poser au nom de l’éthique de la responsabilité, sans pour autant trahir son éthique de conviction.


L’inverse est également valable. L’Etat ne peut faire une croix sur toute forme d’Ethique de conviction et ne réfléchir les situations qu’en fonction d’une gestion pragmatique des dossiers. Il se doit d’également faire appel à une dose d’Ethique de conviction. Les « Droits de l’homme » sont là pour le rappeler. Ils découlent d’une éthique de conviction humaniste et prévalent néanmoins dans tout système politique démocratique digne de ce nom.


Convictions de l’Etat laïc en matière familiale.


Ils se leurrent ceux prétendent que pour les affaires familiales, un Etat sécularisé n’a d’autre Ethique de conviction à défendre que le libre-choix affectif de chaque citoyen adulte. Tout le reste ne serait qu’affaire d’Ethique de responsabilité et inviterait à la gestion pragmatique de l’état de la famille en s’adaptant à l’évolution des mœurs. Eh bien non ! Le domaine public véhicule nombre de convictions sur la famille et celles-ci limitent la liberté des citoyens. En voici quelques-unes:

  • L’interdit d’épouser quelqu’un qui n’est pas en âge nubile et l’interdit d’imposer un conjoint à quelqu’un. Le mariage repose sur un choix adulte et responsable. Il n’est pas une acceptation résignée du choix de la famille. Cette éthique de conviction de nos sociétés n’est pas partagée par toutes les cultures.
  • La monogamie. Pourquoi nos sociétés sécularisées s’accrochent-elles à ce reliquat de tradition judéo-chrétienne ? Pourquoi deux hommes ne peuvent-ils épouser une femme ou deux femmes un homme au nom du libre-choix affectif octroyé à tout citoyen adulte ? Parce que les mouvements féministes ne l’accepteraient pas, craignant – à juste titre – que la polygamie soit un blanc-seing à la soumission des femmes. Telle est bien une autre conviction que véhiculent nos Etats laïcs sur la famille : Dans le couple, les deux époux sont partenaires à égalité.
  • Le soutien mutuel entre parents et enfants. Aucun couple n’est obligé de mettre des enfants au monde. Cependant celui qui le fait, doit assumer leur éducation – ou à défaut financer celle-ci. Et si au soir de leur vie les parents deviennent indigents, leur progéniture a un devoir légal de contribuer à subvenir à leur besoin.

 


Nous le voyons, même sécularisé, l’Etat véhicule encore une brochette de convictions éthiques en matière familiale. Il y a lieu de s’en réjouir plutôt que de passer son temps à se lamenter que « tout fout le camp ».

Cependant, certaines convictions ont évolué au fil des années. La lucidité nous presse à nous interroger chaque fois si ce fut, oui ou non, un pas en avant pour l’humanité. Se contenter de dire que tout changement au nom de la modernité est nécessairement un progrès, est faire preuve de paresse intellectuelle.


Ainsi, l’Etat belge a abandonné au cours de ces dernières décennies la conviction éthique que le mari était « chef de famille ». Avec la toute grande majorité de notre population, je pense que ce fut un pas dans la bonne direction. Par contre, notre pays a récemment supprimé la conviction éthique qu’une famille se fonde sur la polarité sexuelle – polarité entre un homme et une femme. Le mariage unisexe et l’adoption par des couples homosexuels ont dès lors été votés. A l’instar de la hiérarchie catholique, je ne pense pas que ce soit une avancée structurante. Cependant, je ne souhaite pas ici m’y attarder, car ces changements sont trop récents pour permettre d’en tirer beaucoup de conclusions dans le domaine social. De plus, quelques soit leur importance symbolique, ils ne concernent qu’une petite frange de la population. Je préfère ici me concentrer sur un autre socle éthique que notre Etat semble avoir enterré depuis quelques décennies et qui – lui – touche toutes les couches de la population : Il s’agit de la conviction éthique qu’une vie familiale digne de ce nom nécessite un minimum de stabilité.



Stabilité affective – stabilité familiale


Dans la foulée de mai ’68 et avec l’arrivée de la pilule contraceptive, l’Occident a connu une révolution sexuelle. Celle-ci a fait craquer le carcan familial hérité du XIXe siècle. Dans la mesure où ce changement de mœurs libéra nos concitoyens d’un modèle social étouffant, je pense qu’il fut un facteur de progrès. Le fait que la société laisse chaque adulte gérer plus librement sa sexualité est, en effet, un élément de croissance humaine.

Mais l’homme reste l’homme. Il lui est agréable d’obtenir plus de liberté. Moins de se sentir davantage responsable. On aime avoir des droits. On redoute de faire face à des obligations. Cela s’est vérifié en économie. Tout le monde applaudissait les généreuses politiques budgétaires des glorieuses trente. Quand arriva la crise, l’austérité fut autrement moins populaire. Qu’en est-il pour la famille ? Côté droits, nos concitoyens ont joyeusement croqué la pomme et goûté à leur plus grande liberté sexuelle. Côté devoir, il demeure très peu politiquement correct de les inviter à réfléchir aux dommages collatéraux causés par la révolution sexuelle.


Educateurs, pédagogues, enseignants et forces de l’ordre nous parlent avec inquiétude de la santé mentale des générations montantes : violences, perte de repères, toxicodépendances, comportement suicidaires, dépressions,… Des explications sont données par nombre d’experts et elles sont multiples. Reste cependant un tabou : Celui qui établirait un possible lien entre les comportements déviants de la jeunesse et la fragilisation de la cellule familiale. Pourquoi cet interdit ? Parce qu’envisager la banalisation du divorce comme une des causes du mal-être de la jeunesse est perçu comme une mise en cause de la révolution sexuelle.

Comme ce fut le cas pour le réchauffement climatique, arrive cependant un moment où la société n’a plus le choix et doit se poser les questions qui dérangent – et se les poser tous clivages idéologiques confondus. Il ne s’agit pas d’imposer à tous l’Ethique de conviction des catholiques avec son idéal de fidélité entre les époux et d’indissolubilité du mariage. Dans une société laïque, l’Ethique de conviction se doit d’avoir une visée adaptée au pluralisme. Son idéal sera donc forcément plus modeste.


Quelle pourrait donc être cet idéal social – cette conviction éthique – à redécouvrir ? Celle d’une « écologie familiale » ayant le souci d’une certaine « durabilité » de la cellule familiale. Pour quelle raison ? Parce que la stabilité familiale favorise le « développement durable » de la jeunesse. « Cela n’est pas prouvé », me rétorqueront les critiques, « D’autres modèles éducatifs sont possibles. » Théoriquement, peut-être, mais – comme pour le réchauffement climatique – je suis de ceux qui tirent des conclusions de ce qu’ils constatent : Sans idéaliser la famille bourgeoise d’avant ’68, je suis intimement convaincu que l’actuel effritement de la cellule familiale fait souffrir la jeunesse et l’handicape dans son développement « durable ».


« Concrètement, que proposez-vous ? », poursuivront les sceptiques : « De criminaliser l’adultère et de rendre le divorce plus difficile ? » Evidemment que non ! L’arsenal répressif n’est pas adéquat quand il s’agit de réglementer le comportement affectif de nos contemporains. J’en appelle plutôt à un changement de mentalité dans notre société. Je ne suis pas compétent pour en dessiner tous les contours, mais ceci ne m’empêche pas de lancer ici quelques pistes concrètes:

  • Que l’Etat promeuve auprès de la jeunesse une éducation à la « durabilité » affective et à la stabilité familiale. N’est-il pas inquiétant que le seul message que nos pouvoirs publics osent transmettre aux jeunes en matière affective concerne l’utilisation du préservatif ? La prévention est nécessaire, mais une société qui n’a que cela comme discours sur l’amour, fait un terrible aveu d’impuissance.
  • Que nos politiques ne rejettent pas pour des raisons idéologiques ces mesures sociales qui pourraient éventuellement aider les couples à assumer plus sereinement leurs responsabilités éducatives. Je pense, entre autre, au salaire parental. Disqualifier sans autre forme de procès cette mesure comme « facteur de régression sociale renvoyant les femmes aux foyers », me semble faire preuve d’un a priori dogmatique. Si l’Etat veut encourager la durabilité familiale, il doit aider les couples à tenir le coup nerveusement. Que nous soyons homme ou femme, tout le monde n’a pas la grâce d’état du commissaire Julie l’Escaut, qui à la TV mène de front une carrière de 38 heures par jour et une vie familiale bien remplie. Le tout, en gardant en toute circonstance une humeur égale et une coiffure irréprochable…
  • Mieux « coacher » ceux qui se séparent en ayant des enfants à charge. La puissance publique n’a pas à les culpabiliser. La possibilité de l’échec fait partie des risques de l’amour. L’Etat n’a pas non plus à se mêler de leur histoire affective, qui – sauf délits commis dans le cadre du couple – ne regarde que leur conscience. Par contre, la gestion de cet échec touche à l’ordre public quand des mineurs d’âges sont concernés. Tant que la sécurité affective des enfants est sauvegardée parce que leurs parents parviennent à s’entendre sur un projet éducatif commun, l’autorité publique n’a pas à intervenir. Mais il n’est pas responsable d’abandonner à leur sort des parents en conflit en les laissant gérer seuls – et armés de leurs avocats – un divorce guerrier dont les enfants deviennent la proie ! Ici l’Etat doit intervenir dans l’intérêt de l’enfant. Comment ? Faut-il imaginer un Parquet de la famille avec un droit de regard chaque fois qu’une séparation implique des enfants mineurs ? Ou un substitut du juge de paix qui accompagne les parents tout au long de la procédure avec un certain pouvoir d’injonction ? Je n’ai pas de compétence pour répondre. Ce que je sais c’est que quand le désamour tourne à la guerre, l’Etat ne peut rester spectateur au risque de se rendre complice de non-assistance à enfants en danger. Et cela, croyez-moi, ce n’est pas de l’idéologie. En 15 années de prêtrise, combien de fois n’ai-je pas été le confident de jeunes victimes de la guerre des couples, ou de parents à la dérive perdus dans la tourmente d’un divorce qui tourne au jeu de massacre ? Si c’est cela le bienfait de la révolution sexuelle, alors je me permets de clamer – comme d’autres le font pour l’énergie nucléaire – « non merci ! »