Paru dans Victoire du 7 décembre 2013

En octobre dernier, l’Ifop (Institut français d’opinion publique) révélait les résultats de son enquête à propos de l’influence des nouvelles technologies sur les comportements sexuels des jeunes (1). Une enquête commandée au très sérieux institut de sondage français par CAM4, le leader des sites de sexcams ou webcams à caractère sexy et même plus. Preuve que l’industrie du sexe en ligne est la dernière à se bercer d’illusions sur l’âge de ses utilisateurs, pas forcément majeurs.

Biffles et exhibs

Que dit l’enquête ? 53 % des jeunes âgés de 15 à 24 ans ont déjà surfé sur des sites pornographiques – pas étonnant lorsqu’on sait que 30 % de l’ensemble du trafic internet mondial est dirigé vers des sites de ce genre. 17 % des jeunes déclarent également avoir eu des rapports sexuels avec des personnes rencontrées via des sites de rencontres. L’enquête révèle par ailleurs une généralisation – ou plutôt une identification induite par le questionnaire même – de pratiques sexuelles telles que l’éjaculation faciale ou la « biffle », gifle infligée, tendrement dans le meilleur des cas, avec son sexe.

L’enregistrement de ses ébats ou les « exhibs » via webcam ou smartphone sont également de plus en plus répandus. Encore faut-il savoir où finissent les vidéos. Aujourd’hui, le chantage à la webcam fait en effet des ravages – en France, on lui a attribué récemment plusieurs suicides d’adolescents – qu’il soit le fait d’escrocs sévissant sur la Toile en bandes organisées ou d’ex-petits amis voulant se venger d’une rupture en balançant sur le Net des vidéos intimes.

Hypersexualisation des corps féminins ou possibilité d’avouer plus ouvertement ses désirs : alors qu’une immense majorité des ados se définissent comme hétérosexuels, 18 % des jeunes filles déclarent dans cette enquête avoir déjà été attirées sexuellement par une autre fille.

La « pop porn culture » imposerait-elle désormais ses codes dans les alcôves lycéennes ? L’enquête, par son intitulé même, voudrait le laisser croire. Mais dans ce domaine, le lien de cause à effet reste évidemment difficile à prouver. L’oeuf ou la poule : l’enquête montre surtout qu’en dépit de l’érotisation consumériste de nos sociétés, l’âge médian du premier rapport sexuel, garçons et filles confondus, a peu diminué. En 2013, il plafonne à 16,9 ans.

Éducation contre hypersexualisation ?

Quelle que soit l’influence des nouvelles technologies sur les ébats des jeunes, la déferlante d’images à caractère sexuel a en tout cas fini par alerter les pouvoirs publics… et les parents. Le déclencheur qui a fait passer l’éducation sexuelle dans les missions scolaires, c’est l’hypersexualisation de la société, explique Évelyne De Wolf, coordinatrice pour la Wallonie de la Fédération des centres pluralistes de planning familial. .Avant, les familles qui voulaient transmettre certaines valeurs à leurs enfants concernant la sexualité pouvaient être réticentes : elles ne voulaient pas qu’on parle de contraception ou d’avortement lors d’une animation scolaire. Mais désormais, il y a une prise de conscience : ils se disent qu’il y a quelque chose qui les dépasse, qu’ils ne contrôlent plus. Il y a une ouverture parce que le multimédia prend le dessus par rapport à l’éducation familiale. Alors qu’il y a dix ans, l’éducation sexuelle à l’école était encore souvent réduite à la visite de « madame Tampax » une fois tous les six ans, l’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (Evras) est donc désormais inscrite, depuis juillet 2012, dans les objectifs généraux de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire du décret Missions de 1997. Les écoles sont donc, en principe, dans l’obligation de proposer ce type d’animations à leurs élèves à différents stades de leur parcours… depuis la maternelle jusqu’au secondaire !

Mais aujourd’hui, les associations actives dans le secteur de la santé, du bien-être et de la lutte contre les discriminations s’inquiètent du« flou » de la mesure qui n’impose ni contenu ni intervenants extérieurs (centres de planning, centres PMS, psychologues spécialisés, etc.). À l’heure actuelle, l’Evras peut donc être assuré par le corps enseignant. Certains professeurs sont à l’aise pour parler de ces questions… mais pas tous, commente Évelyne De Wolf. Et puis, ce n’est pas toujours facile de parler de ces sujets avec des professeurs que l’on connaît bien…

Du corps au coeur

Autre problème majeur de l’Evras : le contenu… laissé là encore à la libre appréciation des directions. Ne nous leurrons pas : il y a encore un gros travail à faire. Les écoles sont d’accord pour qu’on fasse de l’animation. Mais pour certaines, il est encore hors de question de parler de la contraception ou de l’avortement. Or, le problème des grossesses précoces et des IVG chez les jeunes filles, s’il est en légère diminution, n’est pas derrière nous : en Belgique, un avortement sur dix concerne une jeune fille de moins de 18 ans. Or, pendant longtemps, le problème de la contraception – comme de la prévention des maladies sexuellement transmissibles d’ailleurs – a été envisagé sous l’angle strictement médical : comment tombe-t-on enceinte ? Comment mettre un préservatif ? Où se procurer la pilule ? Bien sûr, ces questions sont essentielles. Et la désinformation existe : sous l’afflux de faux scoops diffusés sur le Net, certains jeunes ne savent en fait pas vraiment comment on fait les bébés… Mais l’accès à l’information n’est pas tout, loin de là. Et chez ceux qui ont « mal compris » comment il fallait se protéger, il existe parfois un déni et une peur enfouie que quelques heures de démonstration pratique ne pourront pas faire émerger. Il y a des choses qu’on ne peut entendre qu’à certains moments de sa vie. On parle beaucoup du sida, mais si une personne ne se respecte pas en tant que personne au sein de sa relation de couple, si elle n’a pas confiance en elle ou qu’elle est en dépendance affective et a peur de perdre l’autre… évidemment qu’elle ne va jamais oser sortir un préservatif !, illustre Évelyne De Wolf. Pour la coordinatrice, le R comme « relationnel » de l’Evras n’est pas une veine lettre.

L’Evras doit donc se donner pour mission première d’informer les jeunes sur les lieux où ils pourront trouver une aide, un accueil et une écoute… en temps voulu. Mais l’Evras est aussi censée répondre à certaines disparités sur le plan de l’éducation sexuelle. Katty Renard a participé à l’étude réalisée par Promes-ULB (unité de Promotion éducation santé), laquelle a en partie présidé à la mise en place de l’Evras. À l’époque déjà, cette étude avait mis en avant la disparité des initiatives en termes d’éducation à la sexualité, avec une lacune importante du côté des écoles professionnelles, rappelle-t-elle. Mais pour Évelyne De Wolf, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Être enceinte ou avoir un tableau de chasse important peuvent être des moyens de trouver sa place dans la société. En ce sens, les écoles techniques et professionnelles sont peut-être plus fragilisées. Mais ce ne sont pas les seules problématiques. Si l’on prend la question des violences intrafamiliales et de l’inceste par exemple, on sait très bien que tous les milieux sociaux sont touchés. Ce n’est pas l’apanage des milieux paupérisés !

Un travail de fond

L’école doit-elle enfin prendre ses responsabilités face à ces problématiques délicates, traditionnellement reléguées à la sphère privée ? Les centres de planning sont encore souvent appelés pour des opérations « pompier » : un enfant maltraité, une jeune fille enceinte… On s’en sert comme d’une bouée de secours alors que c’est un travail de fond qu’il faut faire. La sexualité, c’est tout au long de la vie, rappelle la coordinatrice. D’autre part, dans une société où les relents d’homophobie sont toujours bien présents, éduquer à la différence et au respect semble urgent. Un espace doit s’ouvrir pour sortir la sexualité de ses propres clichés… et en accepter la complexité. Les questions des jeunes portent souvent sur le sens des choses : c’est quoi la sexualité ? C’est quoi l’amour ? Beaucoup ont aussi l’impression qu’on ne leur parle « que » des problèmes. Ils ont envie qu’on leur parle aussi de ce qui est bien là-dedans. Or, même si Mai 68 est passé par là, il y a toujours un énorme tabou. On est encore loin d’un rapport positif à la sexualité, insiste Evelyne De Wolf.

À l’école, on donne des cours d’éducation physique, mais les gens ne savent pas où est leur périnée. Or, les problèmes de sexualité après l’accouchement ou les problèmes d’éjaculation précoce sont aussi liés à cette méconnaissance. On peut vous apprendre à sentir chacun de vos doigts dans un cours de relaxation. Mais le périnée, ça n’existe pas.

Dès la petite enfance

L’éducation à la vie relationnelle, sexuelle et affective mérite donc un travail de fond, qui commence par la connaissance du corps et des sensations… dès la petite enfance. Aujourd’hui, on entend enfin que l’Evras, ça commence dès le plus jeune âge. C’est important d’avoir appelé ça « Evras », parce que si on vient en disant qu’on fait de l’éducation sexuelle avec des enfants de 2 ans, cela ne sera pas nécessairement accepté. Mais la sexualité, c’est très large et très culturel. Ce n’est pas naturel, la sexualité, ce sont des codes : c’est la manière dont on vit ensemble avec ses pulsions sexuelles. En maternelle, ça peut consister notamment à détecter ses émotions, à les comprendre, à voir ce qu’on en fait. Une approche qui favoriserait le bien-être, des relations plus apaisées et préparerait des adultes bien dans leur peau ? Quelqu’un qui n’a pas pu comprendre ce que la colère lui faisait, ce qui lui arrivait quand elle montait dans son corps aura peut-être du mal à gérer sa violence… notamment la violence conjugale. La colère est un signe de quelque chose qui ne va pas, de quelque chose qui n’est pas respecté. Mais si on apprend aux enfants à l’étouffer parce que c’est une émotion négative, elle sortira d’une manière inappropriée à un autre moment, illustre Évelyne De Wolf. Au-delà du bien-être individuel, la prise en compte du corps et de la sexualité dans l’éducation serait-elle nécessaire à un changement de société et à des rapports hommes-femmes plus équilibrés ? Oui, répond Evelyne De Wolf. Cela passe par des choses simples comme le fait de travailler la confiance en soi par des exercices. Une jeune fille qui n’a pas confiance en elle va accepter de se faire draguer, même si le regard qu’on porte sur elle n’est pas respectueux : elle acceptera d’être regardée, même si on la regarde « mal ». Il y a tout un travail à faire au niveau de la connaissance et de l’estime de soi à l’école. Introduire le corps à l’école, ce royaume de la compétence intellectuelle ? Mettre à l’honneur l’estime de soi dans ce temple de la performance ? Au- delà de l’éducation sexuelle au sens strict, voilà des pistes à suivre pour accroître la liberté de chacun, quels que soient son milieu social, son origine, son sexe et son éducation.

Commentaire de RYL: Eh oui, il y a encore du travail à faire, pour dispenser aux jeunes une éducation affective et sexuelle de qualité, adaptée à leurs besoins les plus profonds, sans les déconnecter de leurs parents, et en accord avec les projets pédagogiques des écoles.