Amours Kleenex

ARMAND LEQUEUX

Mis en ligne le 18/04/2008

Quand l'amour est cassé, on le jette. Ce modèle jetable a sans doute des avantages, mais il induit beaucoup de souffrances. Si l'ancien contrat est obsolète, recyclons-le !

On devrait faire le procès posthume de Marcel Bich et exiger de ses héritiers qu'ils financent des centres de coaching conjugal gratuits et accessibles au plus grand nombre. Après avoir acheté à Lazlo Biro le brevet du stylo à bille, le baron Bich a inventé en 1950 le concept du jetable, en mettant sur le marché le premier objet de consommation de masse à usage unique, le célèbre Bic. Il fut suivi par tant d'autres et avec un tel succès, qu'il n'est actuellement plus nécessaire d'indiquer jetable sur votre four à micro-ondes ou votre téléphone portable. A la première panne, vous comprendrez vite qu'il est préférable d'en acheter un neuf plutôt que de vous obstiner à vouloir le faire réparer. Les départements des ressources humaines de nos entreprises ont suivi le mouvement : on n'adapte plus le travail aux employés, on jette ceux qui sont cassés en les faisant ainsi participer au processus de dégraissage. J'ai longtemps cru que ce terme n'était applicable qu'au bouillon de poule et au filet de porc, mais il est pourtant classiquement reconnu comme favorable aux cotations boursières de nos entreprises !

Quand on voit l'inflation des séparations conjugales et la réduction drastique de la durée de vie des couples actuels, on peut raisonnablement se demander si l'économie amoureuse de nos contrées n'a pas été entraînée dans le mouvement. Quand l'amour est cassé, on le jette. Ce modèle Kleenex a sans doute des avantages, mais il induit manifestement beaucoup de souffrances chez ses adeptes et plus encore sans doute chez leurs enfants. Alors avant de jeter, on pourrait se poser quelques questions...

D'abord qu'est-ce qui est cassé ? Si ce sont les illusions narcissiques de la fusion, c'est plutôt une bonne nouvelle et une chance d'accéder à une relation qui autonomise les personnes et favorise les échanges dans le respect des différences. Si ce qui s'effondre, c'est l'espoir de voir comblés l'un par l'autre nos besoins mutuels, voici une belle ouverture pour l'air frais du désir qui se nourrit du manque. Si c'est le jeu pervers de l'emprise et du chantage affectif qui a mal tourné, c'est l'occasion d'en changer les règles. Si l'ancien contrat est obsolète, signons-en un tout neuf !

Ensuite si c'est vraiment cassé, on pourrait d'abord essayer de réparer avant de jeter. L'amour se répare ? L'ignoriez-vous ? Nous eûmes, pour la grande majorité d'entre nous, l'occasion de l'expérimenter maintes fois pendant notre enfance dans notre relation à nos parents. Quand maman et/ou papa mettaient des limites à notre ego surdimensionné, quand ils nous empêchaient d'avoir tout, d'être tout, nous étions en quelques secondes profondément seuls et malheureux, vraiment persuadés que notre amour mutuel était cassé, irréparable... Et puis voilà que, comme un soleil d'avril entre les giboulées, l'amour revenait, chaque fois incroyablement neuf. C'est ainsi que mûrissent les petits des humains, mais les enseignants et les psys nous disent qu'ils voient de plus en plus d'enfants-tyrans, déstructurés, qui n'ont pas reçu les balises, les limites de leurs parents. Ceux-ci avaient sans doute trop peur de n'être plus aimés et d'être jetés... Plus tard ces enfants risquent de manquer d'entraînement pour réparer leurs amours cassées, comme ces sédentaires à qui l'on promet une belle ostéoporose précoce !

Ce n'est pas la faute à Rousseau. Il disait que si l'homme possède d'instinct les vertus nécessaires à sa socialisation, il doit être éduqué, guidé comme une plante par un tuteur. Ce n'est pas la faute à Freud. Il répétait que le degré de maturité d'un individu se mesure à sa capacité d'assumer la frustration. Ce n'est pas la faute à Dolto. Elle nous a appris que l'enfant était une personne, pas un roi sans limites. C'est bien la faute au baron Bich, vous l'aviez compris ! Nous avons tous si peur d'être jetés que nous nous jetons les uns les autres, comme des objets périmés. Et si nous décidions de privilégier le développement durable et le recyclage ? Vous imaginez ? Le jour de la récolte des encombrants, dans nos villes et nos villages, on verrait à chaque porte un petit sac (sponsorisé par Bic évidemment) avec l'inscription "Nous n'avons rien à jeter. Nous recyclons notre amour." Ce serait totalement extravagant, mais écologiquement citoyen et politiquement responsable.

© La Libre Belgique 2008